Hybris, dernière citadelle de l'Ordre, dressée seule dans la plaine entre les éclats de granit déchirés par les sorts de l'Empire et les souches mortes et noircies des arbres abattus. Lancée vers le ciel, une suite infinie d'arches de basalte, d'argent et de cristal, sombre dans la brume du matin avec le croissement des corbeaux tournoyant dans le ciel comme seul compagnon. Raven avançait entre les aiguilles de pierre noire cruellement acérées et les grands obélisques bleus enfoncés profondément dans le sol et vidant la terre de sa magie pour les fins des Nobles Nés. À travers la brume grise et opaque et contre le ciel invisible, les lueurs qu’ils projetaient dansaient sur les portes d’obsidienne et marquaient les runes qui les gravaient d’éclats céruléens et tremblants. Pas une torche, pas une flamme, pas une seule lumière sur le seuil de la tour ni dans ses hauteurs échappant à la vue pour accueillir le visiteur. On ne serait plus accueillit à Hybris, plus jamais. On ne pourrait que s’agenouiller devant des portes closes et prier pour son salut. Le Troll fut le dernier à entrer jamais dans la citadelle, poussant les portes dans un grincement sinistre, il avança pour les laisser se refermer lourdement derrière lui alors que la brise agitait dans l’obscurité les bannières rouge et or suspendues aux murs et les lustres aux chandelles éteintes.
L’ombre était un océan que la lumière des étoiles avait abandonné. Plus de guide dans le ciel pour les Enfants de l’Empire, qu’un destin stérile et brisé à contempler un passé glorieux dans des salles froides et sinistres. Raven se laissa porter par les vagues des ténèbres vers une première volée de marches. Ses pas sur la pierre polie du sol entrelacé d’argent résonnèrent dans la tour, leurs échos le suivant pendant toute son ascension. Il passa au dessus des puits et des donjons, entre les statues de dragons sommeillant devant les portes et sous les cartes du ciel gravées sur la voûte des corridors, entre les bras sculptés des anges et des démons qui soutenaient les passerelles et les arches de la tour endormie dont il atteignit le sommet en même temps que le soleil levant étirant ses rayons entre les créneaux.
Le soleil doré était aveuglant à travers la mince brume recouvrant l’horizon, blanc et vert sur l’herbe de la plaine au loin à l’Est, montant toujours plus haut dans le ciel qui s’éveillait aux croissement plus fréquents des corbeaux avant de disparaître à nouveau derrière la grisaille des nuages. Dieu que le soleil rouge de l’Arkendor lui manquait ! Il ne s’était jamais levé au dessus des cités de l’Empire, là-bas. Il était resté soumis sur l’horizon, inondant de sang et d’or les champs de la vallée et les plaines du nord couvertes de taches de neige blanche. Ici, il haïssait ce soleil étranger et insolant qui accablait ses journées pour s’enfuir au levé de la lune. Il le haïssait presque autant que ce que son monde était devenu autour de lui, presque autant que sa propre faillite.
Lorndor n’avançait plus à rien sinon ses petites guerres aux enjeux pathétiques. Ses peuples s’étaient vus offerts cent occasions de s’unir pour quelque chose de plus grand qu’eux, simplement pour ensuite s’entre déchirer de plus belle. Rien que du sang et des larmes tant que la vie couvrirait le Pays des Songes qui, finalement, ne connaîtrait jamais la paix. Même ses Créateurs et ses Dieux abandonnaient leur monde.
Un monde que le Troll avait ardemment désiré unir sous la seule et grande bannière de l’Empire. Le destin en avait décidé autrement. Les conquêtes et les menaces, les offres et les alliances sont difficiles là où rien ne peut s’éteindre et où tout peut toujours être reconstruit. Au moins ce monde durera-t-il toujours, même si de plus en plus semblable à une coquille vide et sans âme n’aboutissant à rien, même pas à sa mort.
Au moins Raven, lui, avait la liberté de choisir l’endroit et l’heure de celle-ci. Les oiseaux s’étaient tus. Le Chevalier de l’Empire avança entre les créneaux et regarda en contrebas pour perdre son regard dans près de six cent mètres de vide magnifique et glacé, où la pluie commençait à s’abattre. Les gouttelettes étaient énormes, comme de minuscules diamants pleurés par les nuages, crépitant sur le basalte des pierres de la tour et chutant vers le sol. Il jeta ses deux épées, le vieux masque des empereurs qu’il avait été le seul à porter, son or et ses médailles derrière lui sur le sol du sommet de la tour. Si on les voulait, on monterait les chercher. Il n’avait pas pu emporter le sceptre, qui était resté à Caraenor, dans les ruines. Il se demanda en souriant ce que les Nemesis en feraient s’ils venaient à le trouver un jour. Il se demanda ce qu’en fait l’Alliance avait bien pu faire de tous les miracles que son peuple avait dû abandonner en Arkendor.
Ici et maintenant. Le Troll jeta un dernier regard autour de lui et vers l’horizon, vers le Nord-Est, vers son bel et noble Empire, puis partout autour sur le reste du monde qu’il avait un jour convoité. Puis il fit un pas dans le vide et bascula en éclatant de rire, tombant entre les gouttes de pluie. Le ciel était sombre, beau et froid. Pendant quelques secondes, le monde lui appartenu, enfin. Il était le ciel en pleurs, il était les nuages masquant le soleil, il était la pluie dans chacun des brins d’herbe qui s’approchaient, il était le monde tout entier, chaque grain de poussière sur le sable et chaque feuille bruissant dans les arbres. Le temps s’arrêta un instant alors qu’il regrettait. Non, ce monde ne lui manquerait pas. Seul son Empire était beau, comme il était grand ! Il s’écrasa sur le sol.
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