Shandra hésita un instant, puis se leva pour aller chercher un manucrit relié de cuir noir posé sur une petite table près du lit.
- C'est une histoire qui remonte à loin. Une histoire compliquée.
Elle feuilleta le livre jusqu'à trouver le passage qu'elle cherchait. Elle tendit l'ouvrage à Earwen et désigna les pages couvertes d'une écriture penchée, tracée par une plume élégante et incisive.
- Autant commencer par le commencement. Ou, du moins, ceci te donnera une idée du contexte. Ensuite, je t'expliquerai ce que je sais sur les Wardes et leur rôle...
Shandra retourna s'asseoir. Et elle attendit qu'Earwen ait fini de lire ces lignes qu'elle connaissait par coeur...
Citer:
Si je voulais vous parler des Eltherith, l'histoire serait longue, très longue, car il y aurait tant de choses à dire... et en même temps si peu. L'amour de tout ce qui est tradition, généalogie, bref, de tout ce qui est écrit est proverbial chez les elfes. Mais il serait plus facile de remonter des millénaires en arrière pour n'importe quelle grande maison autre que celle des Eltherith Andarian. Il fallait bien être de leur sang pour savoir retrouver leurs traces, soulever les masques derrière lesquels ils se cachaient, ôter la poussière qui couvrait leur histoire telle un linceul d'oubli...
*
La plus ancienne allusion à un Andarian date d'après le grand Exode, lorsque les premiers nés s'exilèrent des terres immortelles. Elle concernait le simple écuyer d'un grand, un elfe sans histoire, sans trône ni couronne, quelqu'un qui disparut bien vite dans le néant du temps et des mémoires...
Puis, alors que les enfants des royaumes blancs prenaient peu à peu possession de leurs nouveaux territoires à la pointe de l'épée et au souffle du sortilège, le nom Andarian refit surface. L'un des descendants du petit écuyer avait fait son chemin, à force de bravoure et d'ingéniosité. Et, du grade de lieutenant d'un seigneur de guerre, il arracha ses lettres de noblesses. Non pas des lettres d'argent, mais des lettres couleur de sang, gagnées à la force de l'épée. Même en portant des titres, il ne serait jamais considéré comme un égal par les elfes des antiques maisons.
Pourtant, la lignée prit de la force, tel un lierre vivace qui s'accroche au tronc du chêne vénérable.
Ainsi, si quelque voyageur curieux et aventureux se risquait aujourd'hui jusqu'aux lointaines ruines des vastes cités elfes, peut-être trouverait-il une pierre brisée, tombée du fronton d'une somptueuse demeure effondrée... et peut-être, s'il ôtait la mousse qui la recouvre, distinguerait-il l'empreinte d'un blason quasi effacé : un dragon, semblant affronter une araignée...
La vie coulait, paisible. Les Andarian étaient influents, mais restaient discrètement en retrait de leurs brillants voisins.
Celui qui devait être le dernier du nom participa aux grandes guerres de l'ombre, aux côtés d'un des fils d'une maison princière. Amis d'enfance, on les désignait sous le sobriquet des "inséparables".
Là, le peu d'archives qui aient réussi à traverser les âges jusqu'à nos jours sont vagues, fragmentaires. Certains parchemins semblent même avoir été en partie détruits, brûlés, déchirés, comme si quelqu'un avait voulu faire disparaître toute trace de l'histoire tragique qui marqua la fin des Andarian en tant que maison elfe.
Elfstan Andarian avait tout d'un aristocrate, plus orgueilleux encore que ceux "du sang". Fier et beau seigneur, il semblait avoir le don de séduire ceux qui l'entouraient. Bien sûr, il disparaissait parfois sans laisser de traces, pour réapparaître quelques jours plus tard, balayant les éventuelles questions d'un sourire et d'un signe de tête insouciant.
Quelqu'un parvint-il à découvrir le but de ses escapades ? Aucun écrit ne le dit.
Toujours est-il qu'une nuit, Elfstan fut saisi et mis aux fers par son propre ami et, dès le lendemain, l'assemblée des hauts elfes se rassemblait dans la plus grande discrétion pour juger sa faute. La faute en question devait être d'importance, car le jeune seigneur Andarian fut condamné à mort, et n'évita une exécution publique que "par égard aux services anciennement rendus par sa famille". Au lieu de cela, on le laissa dans sa demeure solidement gardée, lui abandonnant le choix du fer ou du poison pour mettre fin à son existence...
Comment réussit-il à prendre la fuite ? De nouveau, nulle précision à ce sujet.
Mais il y réussit et lui et ceux qui porteraient son nom furent exilés à jamais des cités elfes, bannis, oubliés, rayés des livres et des mémoires. Le chemin vers les terres immortelles leur était définitivement clos.
Les siècles passèrent. Les fissures s'étendirent sur les murs des tours blanches, l'herbe en envahit les cours, les fontaines s'asséchèrent... Et, loin, très loin dans le sud-est, là où les dernières vagues brûlantes d'un désert impitoyable venaient mourir, dans une région de poussière écarlate, quelques elfes s'installèrent.
Les pillages des cités et convois s'intensifièrent notablement, puis diminuèrent, jusqu'à cesser.
La demeure des elfes inconnus s’était agrandie, tout comme leur fortune et leur ascendance sur la contrée. C'était un palais qui se dressait sur les plaines craquelées, tendant les doigts aigus de ses tourelles vers le ciel d'un bleu profond dans un défi aux tempêtes et au sable insidieux qui rongeait tout sur son passage.
Si la route d'un ancien elfe l'avait mené jusqu'à cette somptueuse demeure, il aurait eu bien du mal à reconnaître en ses habitants les descendants d'Elfstan : le désert rude et ardent semblait s'être glissé en eux, les berçant de son souffle brûlant comme ses enfants chéris.
Minces, déliés, ils avaient le teint et les yeux couleur d'or. Mais autant leur apparence et leur caractère étaient pétris de feu et de lumière, autant leur attitude générale était glaciale, d'un cynisme féroce. Ils étaient plus craints qu'aimés, plus respectés que recherchés, mais ils s'étaient imposés comme seigneurs indiscutés de la région.
Ils s'étaient adaptés de façon extraordinaire à ces terres si hostiles pour des elfes. Leur langue était un Tengwar fortement métissé, leurs chants parlaient plus de guerre et de souffrance que de lune et d'étoiles, leurs habits sombres indiquaient une recherche égale de l'élégance et du pratique, leurs épées étaient devenus sabres effilés... bref, ils avaient pris leurs distances d'avec leur passé.
Même les armes qui ornaient les tentures précieuses et les mosaïques des fontaines des jardins intérieurs s'étaient altérées sous l'éclat implacable du soleil. Le dragon avait perdu ses ailes et s'enlaçait à présent avec l'araignée en une gracieuse arabesque aux pointes acérées. Nulle part ne se lisait le nom d'Andarian. On les connaissait sous la désignation "d'El Cirith"... la faille, le passage...
Sans doute, quelque chose s'était produit entre l'exil d'Elfstan et leur établissement dans les terres arides. Car, pour des elfes, leur vie excédait à peine celle des hommes ordinaires. Ils ne vieillissaient pas, non... ils disparaissaient, voilà tout. Quelque malédiction semblait les frapper les uns après les autres, sans parvenir à diminuer leur vitalité presque violente, désespérée. Ils régnaient, superbes et décadents, maîtres incontestables des terres et des armées qu'ils avaient formés.
Malheureusement les batailles les rattrapèrent : des légions entières d'êtres malfaisants envahissaient la contrée, franchissant la barrière du désert affamé sans se préoccuper de ceux qui ne pouvaient suivre et dont les os blanchissaient dans le sable...
Les "El Cirith" étaient puissants, mais ils étaient seuls. Il ne pouvait y avoir de victoire, et les tours s'écroulèrent, l'eau des bassins rougit, les bannières couleurs de nuit tissées d'or et d'argent prirent feu... les survivants s'évanouirent dans l'immensité bienveillante du désert.
Les siècles passèrent. Le sable recouvrit les ruines du palais, les fleurs des jardins se desséchèrent...
Et nous retrouvons le fil si ténu au sud d'un territoire appelé le Lorndor, là où un puissant chef de clan elfe maria son unique enfant chérie à un seigneur désargenté, mais décidé et intelligent -qualités qui avaient séduit aussi bien de père que la fille.
Naturellement, le nouveau venu prit la succession lorsque les hasards de la guerre emportèrent le vieux seigneur.
Le jeune héritier se monta habile gestionnaire, et tout alla pour le mieux, dans une paix relativement stable, au grand contentement de tous qui lui pardonnèrent bien vite certaines coutumes étranges qu'il avait introduites. Tout juste s'étonnaient-ils de son étrange prudence avec les habitants du grand royaume elfe plus au nord. Un observateur extérieur aurait pu croire qu'il craignait d'être reconnu par quelqu'un...
Ainsi, le blason de ceux qu'on appelait à présent "Eltherith" par quelque ancienne déformation de langage se rencognait tranquillement dans sa niche sous la grande voûte à l'entrée du palais, regardant se succéder avec une rapidité inusitée les générations de ses possesseurs...
La lignée ne put jamais produire de branche durable : le titre se transmit quasiment en ligne directe pendant des siècles, tandis que les batailles, les suites de l'étrange malédiction des "El Cirith" et un hasard peut-être aidé par quelques mains habiles se chargeaient d'élaguer tous les rameaux de la famille, sans jamais parvenir à en trancher complètement la tige maîtresse.
Les guerres allaient et venaient, elles aussi.
Des rumeurs naissaient, parfois, au sujet de certains chefs ennemis qui ressemblaient vaguement à quelque seigneur d'Eltherith mystérieusement disparu des années auparavant. Mais les elfes régnants s'empressaient de faire taire ces histoires et se renfermaient derrière leurs murs avec leurs propres fantômes, identiques à ceux qui avaient provoqué la chute d'Elfstan Andarian bien des millénaires auparavant...
Enfin vint le jour où le sage Tergan tomba à son tour dans l'étrange sommeil qui avait emporté plusieurs de ses aïeux, laissant son fils Celdric marié à l'héritière d'un fief voisin. Un enfant naquit de cette union un an plus tard et fut prénommé Zordan. Cinq hivers se succédèrent sans que le fondateur ne s'éveille, et il ne sut jamais qu'il avait aussi eu une petite-fille, Shandra.
Six nouvelles années passèrent sans plus de changements. Puis vint l'annonce brutale de la mort de Tergan et de la fin de la régence de Celdric. Il n'y eu aucune veillée, pas les moindres funérailles. Quelques murmures s'élevèrent, puis s'éteignirent rapidement.
Mais, déjà, le sol grondait sous les pas cadencés des légions noires à l'ouest, se rapprochant lentement. Les grandes guerres allaient de nouveau rattraper les Eltheriths qu'elles poursuivaient comme une ombre jumelle...