Azriel effleura son cou et observa, exaspéré, la goutte de sang qu'il y recueillit au bout de ses doigts. Une tache dont la sombre et riche couleur l'aurait ravi sur tout autre que sur lui...
Enfin, mais sont-ce vraiment à des créatures pensantes que j'ai ici affaire? s'exclama-t-il d'un ton outragé sans se soucier d'être écouté ou pas. Ou réservent-elles l'essentiel de leur bagage intellectuel à différencier le comestible du non-comestible? Je pensais être enfin arrivé chez les bipèdes doués d'intelligence et de parole, mais je crains de n'avoir affaire ici qu'à de pâles esquisses qui préfèrent consacrer à leur bestialité le temps qu'ils négligent de donner à toute activité cérébrale plus complexe que celle consistant à brandir une arme pour l'abattre sur la créature la plus proche... Il jeta un oeil dans la salle peu émue par son discours, s'arrêtant au passage sur le Prince Noir, comme s'il le rendait responsable de la dégénérescence du monde.
Soupirant avec agacement, il sortit un petit miroir ovale de sa poche, et examina son cou. Une petite éraflure rougeâtre tranchait sur la blancheur de la peau.
Regardez-moi ça! Aucun respect pour la beauté, la douceur, le satiné de cette blanche peau, si jalousement préservée des atteintes et de la laideur du monde extérieur! J'espère au moins que vous vous êtes lavé les mains avant d'oser les porter si brutalement à mon cou, enfant impertinente! persifla-t-il, les yeux fixés avec colère sur son miroir. Il grimaça en apercevant un nouveau détail. Et je suppose que vous ne vous êtes pas demandé comment j'allais faire partir cette tache de sang - rouge, je vous le rappelle - de ma tunique bleue!
Il soupira encore et secoua la tête tout en ôtant sa tunique, pour rester en simple chemise, les cheveux savamment ébouriffés autour du col grand ouvert.
Pourquoi diable essayerais-je d'instiller ne serait-ce qu'un infime sentiment de raffinement parmi ces créatures même pas à la hauteur de la beauté dont la Nature les a gratifiées... Si la Beauté est une forme de génie, je crains que ce ne soit le seul génie auquel ce genre de personne puisse prétendre...
Il chercha du regard le Poète qui l'avait tant impressionné, et gémit intérieurement en le voyant rire aux éclats, une mini-vampire accrochée au bras (laquelle ressemblait presque à un accessoire de mode... Du moins, de ce que certains qualifient de mode). Espérant voir quelqu'un mettre un terme à cette situation ridicule, il prit place autour de la table, pour retrouver son verre et les yeux d'automne qui lui feraient oublier que la laideur existait toujours. Ses yeux glissèrent par hasard sur le Drow, et il ne put empêcher un sourire de fleurir sur ses lèvres à la vue de ses yeux furibonds. Il s'installa pour l'observer à loisir, enfin tranquille...
C'était compter sans le Prince Noir, qui mettait apparemment un point d'honneur à troubler sa quiète contemplation par ses réflexions de spectateur placide.
Mon Prince, j'admire avec quelle célérité vous vous habituez au langage châtié, commença courtoisement Azriel avec un sourire affable, vous en paraissez presque princier, permettez-moi de vous dire que cela vous va beaucoup mieux... Il est dommage cependant que vous ne puissiez soutenir cet effort plus de quelques phrases, mais n'est-ce pas déjà un heureux progrès? Il me semble que c'est la venue de ce divin poète qui a ranimé votre mourante muse, vous ne sauriez trop le remercier...
Vous m'aviez donc proposé un jeu poétique? continua-t-il en levant un sourcil, l'oeil bleu ingénu. Je vous prie de me pardonner, je pensais que vous vous lanciez par courtoisie dans une imitation de poète, pour mettre votre invité à l'aise... De plus, il ne me semblait pas que vous vous adressiez particulièrement à moi, je m'en excuse, et vous promets que j'absorberai avec avidité, quoi qu'il m'en coûte, toutes les paroles que vous prononcerez dès à présent!
Cela dit, poursuivit-il d'un ton léger en sirotant sa liqueur, j'avoue ma réticence à me lancer dans le jeu poétique, détestant l'assujettissement de la rime, et ne possédant pas le talent du poète pour concilier musicalité et élégance... Je dois donc me contenter de la prose, et je ne saurais trop vous conseiller d'imiter ma circonspection en vous limitant à votre domaine de compétences, sans doute culinaire si je m'en réfère à vos nombreuses références au "menu" et "objets tranchants"...
Azriel vida son verre, puis se tourna avec un sourire chaleureux vers le poète qui s'occupait de la minuscule Vampire.
Vous joignez-vous à moi? Vous ne sauriez imaginer comme je me languis de vous... Pardonnez-moi, mais j'espère que vous ne saignez pas trop, je détesterais avoir votre sang sur ma chemise... Vous êtes invitée aussi, ajouta-t-il d'un air indifférent, avec un gracieux geste de la main à l'adresse de la jeune morte. Et, pour l'amour du ciel, ne reniflez pas!
_________________ En vous voyant, j'ai trouvé la plus belle fleur du Jardin des Délices... Et le plus beau fruit...
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