Et voici le dernier chapitre de cette histoire
Toujours plus sombre (âmes sensibles s'abstenir !)
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5. Impitoyable
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- Nous aurions pu nous arrêter dans une auberge avant la tombée du jour, mais non ! Non, il a fallu que j'écoute ces mercenaires qui m'assuraient qu'on serait à Aelred avant la tombée de la nuit ! Résultat : nous n'avons même pas atteint les faubourgs et le soleil s'est couché il y a un bon moment !
Les lamentations aigues du gobelin sur sa charette finirent par pousser à bout le chef de l'escorte.
- Fermez la ! Vos jérémiades suffiraient à attirer tous les bandits du comté !
- Mais bien sûr ! Si on se fait attaquer, ce sera de ma faute, en plus ! Vous allez pouvoir tirer un trait sur une bonne partie de votre solde, humain !
Le cavalier serra les dents avant de se retourner vers un jeune homme basané qui chevauchait un peu en retrait.
- Sommes-nous encore loin, Jed ?
- Cette route est un raccourci. Nous devrions très bientôt atteindre les limites de la cité.
Son interlocuteur étudia le paysage brumeux alentour et remonta le col de son manteau.
- Accélérons un peu, alors. Ce chemin creux ne me dit vraiment rien qui vaille...
Il stimula sa monture qui prit le petit trot, sans voir le demi-sourire qui était apparu sur le visage étroit de Jed.
La carriole du gobelin suivit, avec force grincements et protestations d'essieux mal graissés par souci d'économie.
Les yeux globuleux écarquillés du marchand scrutaient avec effroi les silhouettes des arbres indistincts dans le brouillard. Loin de le rassurer, la lueur bleutée de la lune entre deux nuages noirs ne faisait qu'augmenter ses sursauts et ses marmonnements anxieux. La moindre ombre lui causait des sueurs froides.
Le groupe arrivait en vue d'un bosquet merveilleusement propre à une embuscade.
Le chef des mercenaires considéra l'endroit avec méfiance...et il ne vit pas Jed remonter à son niveau. La lame de la dague le frappa entre les omoplates, nette, précise. L'homme tomba au sol comme une masse.
Ses compagnons n'eurent même pas le temps de comprendre que des carreaux d'arbalète empoisonnés les foudroyèrent sans leur laisser la moindre chance.
Avec un piaillement de terreur, le gobelin plongea sous le banc du conducteur de sa carriole.
Une petite dizaine de voleurs surgit entre les arbres.
Le marchand glapit quand une silhouette féline bondit dans son chariot pour le tirer de sa cachette et le jeter sur la route.
Le gobelin se traîna à genoux, bavant d'épouvante.
- Pitié ! Prenez tout, mais ne me faites pas de mal !
Il saisit l'ourlet de la cape de Dwärna d'un air suppliant.

Elle le repoussa d'un coup de pied avec un profond dégoût.
- Je vous en prie ! Voici mon or, mes marchandises ! Ma vie est sans valeur pour vous...
L'elfe se pencha et lui releva le menton d'un doigt pour le fixer en face.
- En effet... seule ta mort a un prix à mes yeux. Elle ne vaut pas cher, mais je m'en contenterai...
Et d'un geste vif et précis, elle lui trancha la gorge.
Elle rejeta le cadavre gargouillant encore agité de soubresauts en arrière.
Dwärna s'approcha ensuite du chef des mercenaires qui la fixait, le visage contracté par la douleur.
- Deux des autres gardes respirent encore,
lui glissa Jed. Qu'est-ce qu'on en fait ?
- Tuez-les. Mais laissez-moi celui-là.
Le traître acquiesça.
La sinistre besogne fut promptement achevée, et la carriole s'éloigna vers Aelred et les souterrains de la guilde.
Restée seule, Dwärna se pencha vers l'homme.
- Tu vas mourir, tu le sais ?
Et dans le même mouvement, elle lui plongea une longue épée dans le ventre. Un hurlement affreux échappa à sa victime quand elle retourna sèchement la lame dans la plaie avec une cruauté froide, méthodique.
Puis elle attendit.
L'agonie du mercenaire dura des heures, mais elle ne bougea pas jusqu'à ce que le dernier souffle franchisse ses lèvres.
Là, seulement, l'elfe se redressa et promena un regard dénué d'expression sur la campagne environnante.
Des lueurs de pourpre et d'or embrasaient l'horizon. L'aube était proche...
Sans se retourner, Dwärna reprit sa route vers Aelred...
**
D'un pas vif, Dwärna traversa la grande salle qui servait de "place publique" à la Guilde.
Alors qu'il faisait grand jour à la surface, la cité souterraine était plutôt calme : la plupart des voleurs se reposait de ses expéditions nocturnes, et seuls quelques jeunes gens étaient assis sur les derniers barreaux des échelles qui menaient aux galeries où ils logeaient entre deux larcins.
Ils détournèrent précipitamment le regard quand la drow passa devant eux, mais pas assez vite cependant pour qu'elle n'ait eu le temps d'y déceler une haine intense. Une haine presque égale à celle qu'elle-même ressentait à l'égard de la plupart des membres de la Guilde.
Mais elle s'en moquait... mieux, elle s'en délectait.
Dwärna n'avait jamais cherché à se faire aimer de ceux qu'elle dirigeait d'une poigne de fer depuis presque trois ans... depuis qu'Azriel n'était plus que l'ombre de lui-même.
De toute façon, si l'un d'eux avait tenté de se rapprocher d'elle, elle le lui aurait fait payer très cher : en faisant avorter tout germe d'attachement, elle n'aurait plus à souffrir de perdre quelqu'un... lui restaient la solitude... et le plaisir au goût de fiel du pouvoir.
Arrivée dans la partie des souterrains qui lui était réservée, elle gagna la grotte qui lui servait de chambre.
Des incrustations de pierres de lumière dans les murs repoussaient en partie les ténèbres. Mais la pièce restait très obscure. Le brasero posé dans un angle et les lourdes tentures aux reflets précieux accentuaient cette impression d'étouffement.
L'elfe se laissa tomber toute habillée sur son lit et finit par s'endormir d'un sommeil profond.
Quelques heures plus tard, alors que le brasero ne jetait plus que des lueurs mourantes sur les parois, une ombre se glissa silencieusement dans la pièce, bientôt suivie d'une deuxième, puis d'une troisième.
La première vint se pencher sur Dwärna.
- Elle dort ?
- Oui, et elle ne se réveillera pas de ce sommeil-là...
Un poignard accrocha l'éclat argenté des pierres lumineuses. Le voleur le plus près du lit leva le bras...puis il l'abattit.
Cependant le geste fut bloqué net. Deux yeux couleur de crépuscule s'allumèrent dans le noir.
Tout en lui serrant le poignet à l'écraser, Dwärna lui adressa un sourire féroce.
Il y eut un craquement sec, un cri de douleur qui se transforma en gargouillis étranglé, puis l'assassin s'effondra, le poignard qu'il tenait encore de ses doigts brisés planté dans la gorge.
Le plus hardi de ses comparses tira une longue épée et bondit à l'attaque. Malheureusement pour lui, dans le noir, la drow était dans son élément. L'arme se prit dans les épais rideaux du lit.
Dwärna envoya son agresseur s'étaler sur les couvertures puis fit un pas de côté, une fraction de seconde avant que les draps et les tentures ne s'enflamment, prenant le voleur au piège dans une cage ardente.
Il tenta bien de passer au travers des murs de feu, mais une barrière de mana le repoussa sans pitié, insensible à ses coups de poings et à ses hurlements effroyables.
Un rictus dément aux lèvres, Dwärna se retourna vers le dernier assassin.
Moins téméraire que ses complices, il se précipita vers la sortie. Mais l'elfe s'abattit sur lui à la façon d'un fauve et il chût face contre terre.
Le maintenant immobile d'un genou entre les omoplates, la drow enserra sa nuque d'une main et lui saisit le menton de l'autre.
Elle tira d'un coup sec vers la droite, lui brisant net les vertèbres.
Pourtant il respirait encore... Dwärna lui effleura la joue, le regard caressant. Lui la fixait, incapable de bouger, les yeux emplis de terreur.
- Tu vas mourir, tu le sais ?
Puis l'elfe se redressa et sortit.
Si quelques voleurs avaient encore des doutes sur les bruits qui couraient au sujet de la Veuve noire, ceux-ci furent définitivement balayés par ce à quoi ils assistèrent ce jour-là.
Ils se doutaient qu'ils venaient assister à l'exécution d'un des leurs pour traîtrise mais, tout brigands et assassins sans pitié qu'ils fussent, ils sentirent leurs entrailles se nouer : Dwärna savait prolonger la souffrance la plus aigue avec une habileté épouvantable.
La torture du meutrier malchanceux dura jusqu'à la nuit quand, enfin, la drow se détourna de l'autel de pierre rougie pour balayer l'assemblée des yeux, une coupe remplie de sang à la main.
- Voilà le châtiment que je réserve à tous ceux qui seront assez maladroits pour ne pas réussir à m'ôter la vie !
Elle leva sa coupe dans un salut ironique avant de la porter à ses lèvres et de la vider jusqu'à la lie...
***
- J'avais demandé qu'on ne me dérange pas...
- Mais lord Azriel semble au plus mal. Il vous fait mander avec insistance...
Dwärna ôta ses pieds bottés de la belle table basse et quitta sa chaise d'un mouvement impatient, l'air contrariée.
Le messager se rangea bien vite pour la laisser sortir.
L'elfe s'immobilisa et considéra celui qui avait été son protecteur depuis le seuil de sa somptueuse salle souterraine.
Au milieu de ces coussins de soir et de velours, de ces fourrures précieuses et de ces draps fins, l'état de décrépitude de l'hybride n'en était que plus frappant : ses longues ailes membraneuses partaient en lambeaux, son teint livide laissait transparaitre un lacis de veines bleuâtres sur ses joues creuses... toute la vie semblait s'être réfugiée dans ses yeux d'un jaune brillant.
- Approche donc, au lieu de rester plantée là.
La voleuse obéit à contre-coeur, et sa réticence n'échappa nullement à Azriel.
- Qu'es-tu devenue, Dwärna ?
soupira-t-il avec tristesse.
- J'ai toujours été ainsi.
- Non ! Non, tu n'es pas celle que j'ai sauvée il y a deux ans !
répliqua durement l'hybride en se redressant à demi.
- Tais-toi donc, vieux fou !
grinça l'elfe.
- Suffit !
tonna Azriel d'un ton encore très impressionnant -suffisament pour couper la parole à Dwärna. Ce n'est pas avec la drow que je souhaite m'entretenir. Je veux parler à Shandra.
Les lèvres de l'elfe se retroussèrent en un rictus malveillant.
- A qui ?
- Arrête ça ! Depuis la mort de Ziyardan, tu as lâché prise sur...
- Ne me parle plus jamais de ça !
siffla Dwärna, le regard meurtrier. Tu ne m'empêcheras pas d'agir selon mes désirs, hybride !
- Es-tu certaine d'avoir voulu devenir... ça ? As-tu seulement voulu quelque chose ? Tu t'es laissée sombrer...
Mais l'elfe avait déjà quitté la pièce, frémissante de colère.
Azriel se laissa retomber en arrière, blême.
****
Dwärna se laissa tomber en souplesse dans le tunnel et essuya la fine traînée de sang qui avait éclaboussé son visage tout en rajustant sa cape froissée comme après un combat violent, l'expression à la fois fiévreuse et satisfaite.
Depuis quelque temps, il lui fallait satisfaire sa frénésie de mort plusieurs fois par nuit... Elle allait hanter seule les rues d'Aelred, abanonnant la Guilde à elle-même.
Un bruit léger de course la fit se détourner. Un tout jeune voleur stoppa net en la voyant.
- Où files-tu si vite, Jay ?
interrogea l'elfe d'un air détaché.
- Je vous cherchais... c'est lord Azriel... il est... il est mo...
Un geste sec de Dwärna l'interrompit.
- Vas-t-en !
intima-t-elle à voix basse, les traits durcis.
Le gamin ne se le fit pas dire deux fois et repartit plus vite qu'il n'était venu.
L'elfe tendit la main pour s'appuyer à la paroi, les yeux fermés.
Ses parents... morts.
Celui qu'elle avait considéré comme son père... elle en avait enterré le souvenir.
Celui qu'elle avait aimé... mort.
Son second protecteur... mort.
- Ca ne s'arrêtera jamais ?
Elle appuya le front contre la roche froide.
Elle commençait à en avoir assez. Tout lui semblait vide, sans saveur. Même les meurtres les plus féroces ne lui apportaient plus rien, ni plaisir, ni horreur, rien... Tous ses sentiments étaient morts, eux aussi...
Partir... recommencer à zéro...
Oui, c'était peut-être cela, la solution.
Dwärna devrait disparaître. Elle devrait renoncer à sa force, à ses pouvoirs. Redevenir l'elfe d'antant, celle qui suivait Alaren sur les sentiers à travers la forêt dans les montagnes... mais pas ici.
Un appel lui provenait de loin, très loin dans l'ouest...
Elle y répondrait.
Bientôt, oui, très bientôt...