Chapitre 3 : assassins
De fins pinceaux de lumière dorée perçent les épaisses frondaisons des chênes moussus, sans parvenir à dissiper une impression tenace d'étouffement. Ces arbres sont vieux, très vieux... tordus, barbus, ils ont l'apparence de vieillards voûtés. Et peut-être en ont-ils les yeux. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour sentir le poids de mille regards invisibles... Tout est calme. Pas un bruit. Pas un mouvement. Si, pourtant : une touffe de fougères s'agite, puis un murmure impatienté s'élève :
- J'en ai assez ! Ca fait des heures que nous attendons, et toutjours r...
- Shandra ! coupe brusquement une voix rauque, masculine.
L'homme fixe avec dureté la jeune elfe allongée à côté de lui dans une dépression entre deux énormes racines noueuses. D'après sa taille, elle n'a pas plus de treize ans, mais ses mains manient avec assurance une lourde arbalète. A demi redressée sur un coude, elle se mord les lèvres.
- Je me demande bien pourquoi je m'acharne à vouloir t'enseigner ce que je sais. Indisciplinée ! Incapable de la moindre patience ! Jamais concentrée !
Le ton plus que les mots fait baisser la tête à Shandra. Il exprime tant de déception, mêlée à la colère...
- J'essaye, pourtant, parvient-elle à balbutier, les doigts crispés sur l'arbrier.
- On ne dirait pas !
Les traits burinés d'Alaren s'adoucissent aussi vite que passe son exaspération : l'elfe s'est roidie, les paupières baissées, le visage légèrement détourné. A la voir, nul autre que son père adoptif ne pourrait deviner qu'elle est à deux doigts de fondre en larmes. L'homme se maudit intérieurement d'avoir été aussi rude. Il n'y connaît pas grand chose aux enfants, et encore moins aux enfants elfes.
Avec une tendresse maladroite, il lui relève le menton.
- Shan, regarde-moi.
Elle obéit, dévoilant des yeux dont l'habituelle teinte d'or se nuance de bleu profond sous la montée des sanglots.
- Shan, Shan, je suis désolé, vraiment désolé. Je n'aurais pas dû m'énerver ainsi. Je sais que tu fais des efforts. J'ai eu une mauvaise nuit.
La jeune elfe opine faiblement.
Alaren lui ébouriffe les cheveux. Elle déteste ça, et il il le sait parfaitement. La réaction ne se fait pas attendre :
- Eh ! Arrête ! proteste-t-elle avec un clair éclat de rire.
Un craquement de branche sèche les fait se rallonger sur le sol, silencieux. Avec d'infinies précautions, l'elfe écarte les tiges de fougères devant elle pour plonger son regard dans un vallon où stagne une mare.
Un cerf se tient là. Sa fourrure rase possède encore les reflets argentés de l'hiver dans les montagnes. L'animal est méfiant. Les feuilles mortes craquent sous ses sabots tandis qu'il piétine sur place, indécis. Mais cette mare est la seule à des milles à la ronde... Cédant à la soif, il baisse la tête vers l'eau brunâtre.
Lentement, Shandra ajuste la bête dans sa ligne de tir, l'oeil vrillé le long du fût. Dans un chuchotis si bas que même l'ouïe fine du cerf ne peux le percevoir, Alaren prodigue quelques conseils sa protégée, tout en rectifiant la position de ses mains.
- Inutile de serrer trop fort. Evite aussi d'appuyer l'arbrier sur cette racine : mieux vaut le soutenir un peu surélevé avec la main, le poignet posé à plat sur le sol. Tu amortiras mieux la détente de l'arc. La moindre vibration peut dévier le carreau de plusieurs mètres...
Le pouce de l'elfe effleure le levier qui retient la corde tendue à l'extrême. La plus infime pression, et la flèche part... Shandra retient son souffle. Là, c'est le bon moment...
A l'instant précis où elle libère l'arc, Alaren lui envoie un malicieux coup de coude. Le carreau part de travers et va se planter dans un tronc très loin de sa cible.
Déjà, le cerf prend la fuite.
Avec une exclamation rageuse, Shandra bondit sur ses pieds. D'un seul geste coulé, elle encoche une des flèches du carquois attaché le long de sa hanche. La corde chante clair, et vibre encore lorsque l'animal s'effondre, foudroyé. Oubliant de se réjouir, l'elfe se retourne vers son mentor, furieuse.
- Mais pourquoi tu as fait ça ? J'ai failli le rater !
- Et tu ne l'as pas raté, finalement, rétorque un Alaren extrêmement satisfait. Toucher une proie immobile, c'est bien, mais en abattre une en mouvement, c'est bien autre chose.
Son interlocutrice secoue la tête avec incompéhension.
- A quoi ça sert ? Toi, quand tu tues quelqu'un parce qu'on t'a payé pour le faire, tu t'arranges pour le surprendre, non ?
L'homme fronce les sourcils.
- Quand on tue pour vivre, il faut savoir s'adapter. C'est la clef qui m'a permis de survivre jusqu'ici. Mais tu n'as pas besoin de savoir cela. De toute façon, je suis las de ce genre de vie. J'ai envie de me ranger, pour pouvoir te voir grandir, Shan.
Considérant la conversation comme close, il entreprend de descendre les pentes grasses du vallon jusqu'au cerf. Dans son dos, l'elfe le considère, songeuse. Alaren rangé ? Alaren commerçant du gibier ?
Cela ne lui ressemblait pas. Et, par les temps qui couraient, rares étaient ceux qui avaient seulement de quoi se payer une auberge... Les assassins étaient mieux payés que les chasseurs...
***
Il fait une nuit d'encre lorsque Shandra se laisse tomber en souplesse d'une des fenêtres à l'étage de l'auberge. Elle traverse la cour boueuse sous le fin crachin d'une démarche vacillante. La chose a été facile. Surprise dans son sommeil, sa victime n'a pu pousser un seul soupir... L'elfe trébuche, et doit s'appuyer à un mur des écuries, le coeur au bord des lèvres. Son corps un peu maigre d'adolescente ayant grandi trop vite tremble, comme agité d'une mauvaise fièvre.
Les joues ruisselantes de larmes, elle s'aperçoit que ces mains sont maculées de sang. De larges taches rouges sur les draps blancs...
- Oh, aeda, ada ! murmure-t-elle d'une voix brisée.
Inconsciemment, elle a utilisés les mots elfiques qu'elle avait prononcés, trois ans auparavant, quand elle était entrée chercher l'entreinte affectueuse de ses parents après un méchant cauchemar... Le carrelage des corridors était si froid... Le palais semblait si désert... Là, la haute porte à double battant des appartements royaux. Salon, bureau, antichambre... et la chambre. La chambre avec le lit et les larges taches rouges sur les draps blancs. Oh, maman, papa !
Sans s'en être rendue compte, Shandra est parvenue au bord d'un ruisseau. Avec des gestes frénétiques, elle s'acharne à faire disparaître les traces de son premier meurtre. Alaren ne voulait pas qu'elle reprenne le flambeau, qu'elle devienne une tueuse professionnelle.
A cette idée, ses lèvres frémissantes s'étirent en un rictus effrayant. Peut-être craignait-il que cet assassinat sur commande ne ravive les souvenirs enterrés derrière la porte condamnée de sa mémoire. Dans ce cas, il ne s'est pas trompé : elle se souvient de tout, de tout ! Même de l'étreinte étouffante des bras qui l'avaient autrefois éloignée du lit.
Se débattant comme un beau diable, elle avait réussi à voir le visage de l'intrus : maigre, buriné. Alaren n'avait pris que quelques rides au coin des yeux... L'assassin l'avait rattrapée. C'est alors qu'elle avait senti la chaleur.
Elle était trop jeune pour avoir appris à maîtriser la magie. Folle de peur, de changrin, d'horreur et de colère, il était hors de question de contrôler quoi que ce soit. Le feu avait pris très vite. Dans le tapis, puis les rideaux... Dans le manteau du tueur. Il s'en était débarrassé avec précipitation. Un véritable enfer de flammes et de fumée s'était déchaîné. La fournaise, c'était la dernière chose dont elle se rappelait. Ensuite, c'était le trou noir, jusqu'à son réveil dans la cabane d'Alaren, au fond des bois.
Shandra se relève. La souffrance a fait place à une rage dévorante. Elle met la longue épée qu'elle a emportée avec elle à nu, puis se met en marche d'un pas rapide. La cabane n'est plus très loin.
Il l'attend. Quelque sombre pressentiment semble l'avoir averti. Debout face à la minuscule cheminée, Alaren fixe les flammes, les mains croisées dans le dos. Le bruit de la porte ne le fait pas réagir. Pourtant, il écoute, il suit sa progression à travers la petite pièce. L'épée jette un éclat froid en s'élevant au-dessus de sa tête. Avec un cri vengeur, l'elfe abat son arme, mais la lame ne mord que sur les pierres de l'âtre : l'homme s'est dérobé. Et quand Shandra se détourne, elle se trouve face à un glaive tenu d'une main ferme. L'expression d'Alaren est indéchiffrable.
Sa protégée bondit à l'attaque avec une furie aveugle et désespérée. L'épée ne tarde pas à lui être arrachée des mains, et l'elfe est rejetée au sol. Son regard étincelle de rage tandis que la pointe du glaive lui repousse le menton en arrière. Son corps se tend en prévision de la morsure du métal. Son vainqueur secoue la tête, les lèvres pincées, les traits durs pour ne pas montrer sa profonde détresse.
- Tu n'aurais jamais dû accepter de contrat, Shan. Ni celui-ci, ni un autre.
- Mes parents ! Les fondateurs d'Eltherith ! C'est toi ! C'est toi qui les as tués !
- Oui. Certains chefs de la Horde de Lorndor ont estimé qu'ils représentaient un danger trop grand. Moi ou un autre... quelqu'un s'en serait chargé, de toute façon.
Shandra se cache le visage dans les mains.
- Mais pourquoi ne m'as-tu pas tuée moi aussi ?
Alaren se laisse tomber sur un banc instable qu'il a façonné de ses mains avec plus de bonne volonté que d'adresse.
- Je n'en sais rien. Cela a été l'unique fois où j'ai flanché. Je ne savais que faire... alors je t'ai gardée avec moi, en espérant t'offrir une vie aussi bonne que je pourrais...
- Je ne te pardonnerai jamais ! Jamais !
Il se voûte, accusant soudain son âge plus que mûr. Sa voix se réduit à un murmure :
- Il y a autre chose que tu dois connaître au sujet de tes parents...
Ses paroles bourdonnent aux oreilles de l'elfe, toujours allongée sur le sol de terre battue. C'en est trop, trop d'un coup. Elle roule sur le côté avec l'impression que sa poitrine va éclater.
Alaren s'est tû.
Chancelante, elle se remet d'aplomb et, d'un pas traînant, va récupérer son épée à l'autre bout de la pièce. L'homme ne bouge pas, acceptant à l'avance le coup mortel qui va s'abattre sur lui.
- Je te hais, Alaren. Que je ne te revoie jamais.
Le vent qui entre par la porte ouverte sur les ténèbres de la nuit couche le feu dans la cheminée.
Shandra est partie.
Avec un sanglot, l'assassin enfouit son visage dans ses paumes.
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