Je vais vous décevoir, je ne vais pas vous raconter une histoire triste... Ma vie a été tout ce qu'il y a d'agréable, j'ai eu une enfance et une jeunesse merveilleuse entourée par une famille formidable.
Je suis née il y a six cent quarante ans dans une contrée fort lointaine nommée Erenthal. Grâce à la sagesse de ses dirigeants successifs, ce pays vit en paix depuis plus de mille cinq cents ans, ce que, je le conçois fort bien, vous devez avoir du mal à admettre!
Très tôt, ma mère, la célèbre soigneuse Opal a décelé mes talents de magicienne et s'est employée à m'enseigner les bases de la magie. J'étais une élève particulièrement douée, et elle a vite atteint les limites de ses propres connaissances, alors que ma soif d'apprendre ne faisait que grandir.
De son côté, mon père, le grand guerrier Bannon, capitaine de la Garde du Palais, m'a fait découvrir le métier des armes. J'ai dû compenser par beaucoup d'entrainement une maladresse et un manque d'habileté naturelle absolument incompatible avec le métier de soldat...
Mais à force de volonté, on peut faire des miracles! et mon père n'a jamais manqué de volonté! Et par ailleurs, que n'aurai-je pas fait pour faire plaisir à mon père? Ce grand guerrier m'avait sacrifié tous ses loisirs, mon entrainement lui paraissant beaucoup plus important que son sport préféré, la chasse au dragon rouge.
Lorsque tous deux m'eurent transmis toutes leurs connaissances, je suis entrée à l'Académie de Shaaredra, où j'ai passé plus de deux cents ans à apprendre la stratégie, l'art du combat et les arcanes de la magie de la Terre auprès des professeurs les plus réputés d'Erenthal.
J'ai quitté l'Académie à l'âge de de quatre cent quarante huit ans et je suis retournée dans le domaine familial, une petite propriété en bordure de la ville de Nimuda, capitale du Royaume d'Erenthal.
J'ai aidé ma mère à gérer le domaine pendant une centaine d'années, mais à son décès, j'ai préféré confier la maison et les terres à un régisseur et partir à l'aventure.
Celà fait donc près de cent ans que j'ai quitté ma terre natale, que je n'ai revue qu'en de rares occasions lors de rapides visites à mon père, devenu Colonel de la Garde, un des postes les plus prestigieux du Royaume.
Ah! J'en ai vécu, des aventures! Je pourrai vous raconter des chasses au dragon, des battues aux Trolls, des poursuites effrénées, des rencontres extraordinaires, des soirées de beuverie inoubliables, des auberges ravagées lors de bagarres générales terribles (sans doute mes meilleurs souvenirs!), des amours torrides (ah non, ça, c'est pas racontable!)
Mais je pourrai aussi vous raconter l'amitié entre soldats, le plaisir de se retrouver autour d'un feu de camp, d'évoquer ses souvenirs, la nostalgie du passé, de la famille et des terres natales, de penser aux camarades morts au combat.
Je pourrai vous raconter la mort du seul homme que j'aie jamais aimé, le merveilleux Adaramance de Tenerfas, rencontré un jour de bringue éffrénée dans une auberge dont il n'est pas resté grand chose après notre passage... Nous avons arpenté ensemble plusieurs Royaumes, combattants assoifés de sang et de gloire, amants inséparables, jusqu'à arriver en Lorndor, cette terre que nous avons tellement aimé que nous avons décidé, pour notre plus grand malheur, de nous y fixer.
Il est mort par une belle matinée de printemps où nous avions volé au secours d'un petit parti d'Elfes et d'Humains attaqués par des Trolls et des Morts-Vivants. Je me souviendrai toujours de cette prairie verdoyante, véritable paradis, au sol souillé du sang de mon amant...
J'ai vu la vie s'enfuir de son corps par cette plaie béante que tous mes efforts n'ont pu refermer...
Un peu de moi même est mort à ce moment, mon âme est partie avec la sienne...
Nous avions sauvé les voyageurs, mais j'avais perdu mon amour, j'avais perdu ma vie...
J'ai immédiatement quitté les lieux, n'emmenant que le cheval et les armes de mon compagnon, je ne voulais rien savoir de ces gens qui se confondaient en remerciements, ne sachant que faire pour m'obliger.
Je leur demandai simplement de prendre soin de la dépouille de mon compagnon, et pour la première fois de ma vie, j'ai fuis. Je ne pouvais pas rester. Je devais partir le plus loin possible, le plus vite possible.
Je ne me suis pas retournée
Longtemps, j'ai erré en Lorndor. Tout était terne, tout me paraissait gris, sombre, sinistre.
La nostalgie de ma terre natale m'a gagnée, je suis retournée en Erenthal.
J'ai retrouvé mon père et mes frères, j'ai retrouvé mes terres.
J'ai réappris à vivre.
Mais la vie dans les profondeurs a commencé à me peser, la sensation du vent sur ma peau, l'odeur des arbres, la lumière de la lune me manquaient.
Alors, je suis retournée en Lorndor, ma terre d'élection, celle ou j'avais vécu mes plus belles aventures. Ca n'a pas été facile, tout me rappelait Adaramance, tout m'évoquait son amour, son absence était insupportable.
J'ai longtemps voyagé, errant par monts et par vaux, guerrière solitaire et assoiffée de sang, tuant tous ceux qui avaient l'imprudence de croiser ma route.
Je fuyais les auberges, j'évitais les voyageurs. J'avais peur de rencontrer des connaissances, je ne voulais pas qu'on m'interroge. Adaramance me manquait trop, la plaie de mon coeur refusait de cicatriser.
Un soir d'hiver, à la frontière du Royaume Elfe, j'ai senti la fumée d'un feu de camp bien longtemps avant d'en apercevoir les flammes. Il pleuvait depuis plusieurs jours, tout mon paquetage était trempé, je n'avais plus d'allumette. Le froid me glaçait les os.
Je me suis approché et j'ai longtemps observé les Elfes assemblés autour du feu avant de dévoiler ma présence. Ils riaient en mangeant des grillades d'une viande dont le fumet me donnait l'eau à la bouche.
J'ai hésité à les aborder, sachant comment ceux de mon peuple sont accueillis, mais l'odeur était trop tentante. Qui ne risque rien, n'a rien!
Je me suis montrée dans la lumière du feu, prenant soin de dévoiler la couleur de ma peau, je ne voulais pas donner l'impression de me dissimuler. Comme je m'y attendais, les rires se sont tus. J'ai avancé d'un pas en direction du feu. Du coin de l'oeuil, j'ai vu deux guerriers se placer derrière moi. Je n'avais plus rien à perdre, j'ai laissé tomber mes armes et ai montré mes mains nues.
Un grand Elfe s'est levé et m'a fait signe d'approcher. Je me suis assise auprès du feu, sous le regard dubitatif des Elfes. La chaleur du feu m'a fait un bien fou, et un Elfe m'a servi un gros morceau de cette viande qui sentait tellement bon. C'était du Tauren, ai-je appris. Je crois que je n'avais jamais rien mangé d'aussi bon!
J'ai sorti de mon paquetage un tonnelet de bière. Je l'ai posé au centre du cercle. Des sourires se sont allumés sur les visages.
Le chef, Elandriel Falagorn, s'est présenté. Son clan, Elfpower, s'était donné pour mission de protéger la Frontière Sud du Royaume de l'invasion des Hordeux installés à ses portes. La tâche était ardue, mais ses combattants courageux ne lâchaient pas pied et l'ennemi, s'il ne reculait pas encore, n'avançait plus.
Je me suis présentée et ai vaguement évoqué mon passé. Je suis restée très évasive et il ne m'a pas posé de question.
J'ai servi de la bière à tout le monde, nous avons fait connaissance...
Dans la forêt, des cris ont retenti. Nous nous sommes tous levés, nous avons empoigné nos armes. Dans un fracas de branches cassées, deux Elfes sont entrés dans la clairière en traînant derrière eux une carcasse de Tauren.
Soulagés, nous nous sommes regardés. Gênée, j'ai posé mes armes.
Un des Elfes qui venait d'arriver a ôté sa capuche. Un Drow! là, dans la forêt, si loin d'Ombre-Terre, un Drow! Je n'en croyais pas mes yeux! Ce clan comptait donc un Drow parmi ses membres! Il m'a regardée intensément. Nous étions muets de stupeur. Nous nous sommes avancés l'un vers l'autre et nous sommes tombés dans les bras.
Je venais de retrouver Lokki, mon petit frère.
Son compagnon s'est approché et a ôté sa capuche. J'ai reconnu Drizzt, le cadet de la famille. Les larmes aux yeux, je me suis tournée vers Elandriel.
"Reste autant que tu voudras, tu es la bienvenue"