Les oiseaux se sont tus. Le vent vient de tomber, laissant la brume s'installer.
Seule une légère brise fait encore frémir les branches les plus hautes des arbres ; la cime des pins et des hêtres centenaires est cachée par l’épais feuillage qui assombrit la forêt.
C’est le soir.
À mesure que la lumière décline, la brise s’efface à son tour, lentement…
... chuchotement… murmure ….soupçon de murmure … et le silence le plus complet règne enfin.
L’Elfe retient sa respiration, ralentit les battements de son cœur pour mieux entendre.
Son ouïe délicate souffre de cette absence quasi palpable de sons. Jamais il n’a connu cette sensation d’isolement, même au cœur de la nuit au milieu des steppes désertiques.
À quelques pas de là, un escargot escalade sans hâte une souche décomposée. L’Elfe accueille ce bruit doux avec soulagement. Pendant plusieurs minutes, il observe l’être lent qui disparaît tranquillement derrière un champignon. Il aimerait connaître la même quiétude.
Dans sa main droite il serre son arc fendu.
Soudain, de façon imperceptible pour un humain, l’air s’emplit de vibrations graves.
Les pupilles de l’Elfe se dilatent instantanément, sa gorge se noue, mais il reste calme. Il ne peut plus rien faire. Il est épuisé, perdu à des lieues des siens.
Comment a-t-il pu en arriver là ?
Hier encore, avec ses frères et ses compagnons, il chantait, cheveux au vent, l’arc fier, l’avenir radieux. Un avenir qui se comptait en siècles. Des siècles de poésie, de chasse, de prières.
Hier encore, il riait en décochant flèche sur flèche sur un Orc qui s’obstinait à survivre, griffant la boue de ses mains ensanglantées, grognant de douleur et maudissant ses ennemis hilares.
Hier encore, la vie était belle.
Puis il y a eu ce Troll, qui s’est dressé sur la crête de la colline et a regardé longuement les chasseurs tout en restant hors de portée de leurs arcs. La silhouette massive s'est ensuite enfoncée dans la forêt. Les Elfes se sont regardés sans mot dire, avant de se lancer à la poursuite de cette nouvelle proie de luxe. C’était hier.
Ce soir, l’Elfe sait que le soleil vient de se coucher pour toujours.
Le sol tremble sous ses pieds. Devant lui. A gauche, à droite. Ils sont partout.
Malgré toute son impassibilité, il ne peut réprimer un sursaut quand brutalement retentit une clameur, au loin.
La clameur des grands Trolls.
Et c’est seulement maintenant, après tous ces siècles à parcourir le monde à la recherche des chants les plus purs, qu’il saisit la beauté profonde du chant des Trolls.
Une ode au monde des ténèbres, à la violence des éléments, à la mort, à la vie, à l’entropie qui préside même aux destinées des Elfes. Il comprend qu’il a été aveugle, qu’il a cherché dans le soleil arrogant ce qui se trouvait dans les grottes humides et chez ces êtres épais.
La brise reprend de la vigueur, mais cette fois-ci elle est glaciale, chargée de senteurs de terre et de musc. L'Elfe laisse la terreur glisser sur lui. Il prie.
La clameur est devenue tempête, les tambours roulent leur tonnerre, les lourds bâtons frappent les boucliers, les rugissements sont remplis de colère.
Ce soir l’Elfe est la proie.
Il ne lève pas les yeux quand les arbres grincent en s’écartant autour de lui. Des feuilles mortes volent et s’accrochent à son manteau.
Ce soir, il aimerait être un Troll.