La jeune femme posa la plume rouge sang avec laquelle elle venait d’écrire, puis elle se redressa et étira son dos en grimaçant. S’offrant quelques instants de répit, elle s’adossa à son siège et se mit à rêvasser, laissant ses yeux se promener librement sur les divers objets présents dans sa tente, dans une demi-obscurité propice aux songes, obscurité que trouaient à peine deux torchères.
Tant d’évènements avaient eu lieu ces derniers temps… La jeune guerrière soupira.
D’abord le départ de ceux qu’elle avait toujours considérés comme ses frères de sang ; un départ qu’elle avait ressenti comme un coup de poignard au cœur, une forme de trahison aussi bien du clan, mais aussi de ses propres sentiments… un départ qui lui avait laissé un goût amer et métallique dans la bouche… comme une claque en pleine figure, et l’impression tenace d’avoir perdu une nouvelle part d’elle-même, comme si la Vie s’amusait à lui reprendre avec sadisme ce qu’elle lui avait donné…
S’en était suivie une longue période de troubles, d’incertitudes, au sein du clan. Les membres étaient partagé (non, se déchiraient, plutôt) entre ceux qui étaient ravis de voir leurs anciens compagnons s’émanciper et créer leur propre famille, et les autres, qui leur reprochaient un départ brusque en forme de démission. De discussions en disputes, d’argumentation en crises, Syhl avait vu les liens qui rapprochaient autrefois les membres du clan, s’effilocher, se rompre, brin par brin, comme une corde usée par les éléments qui cède…
Et pour parachever le tout, leur chef à tous, le valeureux Stouf, frappé de plein fouet par les crises, balloté en tout sens, fatigué par les disputes, les reproches en tout genre, usé de devoir sans cesse arbitrer les querelles internes, Stouf avait décidé de s’éloigner du clan pour essayer de faire le point, calmement. Il avait préparé quelques affaires, un beau soir, et dans le plus grand silence et la plus grande discrétion, il était allé seller son cheval et avait disparu dans la nuit.
Syhl était en train de relire une missive diplomatique, lorsque son amie Sonja, bras droit et épouse de Stouf, était entrée sans ménagement dans sa tente, porteur d’un message de Stouf rédigé à leur attention à toutes deux. Il y disait son épuisement, sa tristesse, et son besoin de calme et d’isolement pour retrouver un peu de sérénité et de lucidité. Et en son absence, il nommait à la tête du clan la jeune diplomate.
Les deux jeunes femmes, très proches, avaient échangé un long regard, un regard plein de stupeur, d’inquiétude, de douleur et de peine à la fois. D’un ensemble parfait, sans dire un mot, elles s’étaient précipitées vers la tente particulière du couple dirigeant, Syhl restant néanmoins par respect à l’extérieur. Tout lui avait semblé si irréel à cet instant là. Ne voyant pas ressortir l’épouse du chef, la jeune diplomate avait fini par entrer, précautionneusement. Elle avait trouvé Dame Sonja, seule, assise sur leur couche, assez choquée, une lettre un peu froissée dans la main droite et le regard vague. Elle s’était assise près d’elle, lui prenant la main libre, et la serrant de toutes ses forces, comme un naufragé sert avec toute la force du désespoir la maigre planche qui lui permet de rester en vie.
Une poignée de secondes seulement avait passé, avant que Dame Sonja ne relève la tête avec un regard de défi que la jeune diplomate lui connaissait bien. Elles s’étaient à nouveau regardées, s’échangeant silencieusement des yeux questions et réponses ; puis Syhl aida son amie à rassembler des affaires, un peu de nourriture, quelques couvertures, et elles allèrent préparer Avalokiteshvara, le cheval de brume de Dame Sonja, toujours en silence. Chacune savait quel était son devoir… et le devoir de l’autre. La place de Sonja en cet instant si délicat était auprès de son époux, pour le soutenir et l’aider à vaincre cette souffrance accumulée depuis des mois. La jeune diplomate souffrait elle aussi, elle aurait voulu suivre Dame Sonja et soulager celui qui avait été son premier amour et pour qui elle avait noué de très profonds sentiments d’amitié… mais elle savait bien au fond d’elle-même que la meilleure chose à faire était de laisser les deux amants seuls. Et puis, Stouf lui avait confié le clan… une preuve d’une confiance quasi absolue, mais aussi une responsabilité énorme et effrayante pour une jeune femme peu familiarisée avec les arcanes du pouvoir… Malgré tout, elle se devait d'honorer cette confiance, elle devait coute que coute assumer la mission qui lui était dévolue et guider le clan en l’absence de son chef.
Derniers regards échangés entre les deux femmes blessées… Syhl avait ressenti la détermination de son amie, mais aussi son inquiétude, et une forme de douleur… Et inversement, Sonja avait lu dans le regard de la jeune diplomate la frustration de ne pas l’accompagner, ainsi que sa détresse et sa peur vis-à-vis de ses nouvelles responsabilités. Mais aucune des deux ne pouvait faire quelque chose pour soulager l’autre ; aucune des deux ne pouvait échapper à leurs rôles, l’une d’épouse, et l’autre d’officière. L’une laissait parler son cœur, l’autre devait le brider pour faire primer la raison. Elles s’étaient étreintes quelques secondes ; puis Syhl avait regardé, impuissante, son amie s’enfoncer dans la nuit dans un galop désespéré.
Le lendemain, c’était un clan en état de choc, frappé de stupeur, qui s’était réveillé ; un clan blessé, perdu, profondément perturbé. Plus que jamais, les doutes, les peurs, les questions étaient présents. La jeune femme, elle-même en pleine confusion, avait néanmoins surmonté sa propre peine et pris les choses en main. Elle avait mené ses compagnons en zone neutre, à la recherche d’une des nombreuses bandes d’elfes qui parcouraient habituellement les environs. Elle et les siens avaient installé un campement assez imposant, et depuis quelques semaines, ils gardaient la zone, démolissant toute oreille un tant soit peu plus longue que la normale.
Dame Syhl sortit de sa rêverie et se repencha sur les documents étalés sur la table. Déjà, être officier et diplomate de clan était un travail intense et fourni… mais là… la jeune femme commençait à entrevoir la charge de travail qui avait pesé sur les épaules de son chef… et son absence, ainsi que celle de son amie, commençait à sérieusement à lui peser. Elle recevait de temps en temps des missives de Sonja, qui lui donnait quelques nouvelles sporadiques, en général leur localisation et leur bonne santé. La jeune femme soupira. Il lui était difficile de prendre des décisions, de peser le pour et le contre en toute objectivité, sans l’état major au complet… Ryu-San, l’Ombrageux Conseiller comme il était surnommé, lui venait en aide autant qu’il le pouvait, mais il y avait tant de choses à faire, de décisions à prendre, qu’il ne pouvait humainement pas être partout. Syhl voyait le mal qu’il se donnait et son dévouement, et elle lui en était extrêmement reconnaissante.
Se prenant la tête dans les mains, elle reconsidéra les derniers rapports envoyés par ses éclaireurs. De façon surprenante, les troupes d’elfes qu’ils chassaient donnaient l’impression de refluer… de reculer… comme un repli vers leur royaume. Cela n’était pas normal. La jeune femme ne tenait pas spécialement pour braves et courageux ces elfes qu’elle détestait par-dessus tout… mais tout de même, ils n’étaient pas si veules et si lâches habituellement…
Soudain, un hennissement la tira de sa rêverie. Quelqu’un arrivait rapidement. Elle entendit un bruit de sabots, puis le bruit d’un cavalier mettant pied à terre. Quelques secondes après, un pan de sa tente fut violemment ouvert, et un messager s’approcha. Il s’inclina rapidement et lui fit son rapport. De nombreuses troupes hordeuses et allianceuses étaient massées à la limite sud du royaume elfe et s’affrontaient, mobilisant la nation elfique à la défense de leur royaume. Un conflit sanglant était engagé et retenait toute l’attention du Lorndor.
Syhl remercia le jeune soldat et le congédia. Voila qui expliquait le recul de leurs proies… les elfes redescendaient vers leur royaume pour assurer sa défense… Petit à petit, une idée germa dans la tête de la jeune chef improvisée. Une idée complètement loufoque. Un plan qui demandait autant d’audace que d’inconscience, un plan qui n’avait qu’une infime chance de réussir, un plan complètement suicidaire… Bref, une idée des plus excellentes…
(A suivre)
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