Voyant les traits tirés de Shandra après cette nuit blanche, Glorfindel la poussa à aller faire un tour afin de se changer les idées. Mais les rues boueuses d'Aelred n'étaient pas l'idéal pour penser à des choses réjouissantes. L'elfette rentra assez vite et alla se réfugier dans un coin sombre de la grande salle encore occupée par de nombreux clients que le ciel bas et pluvieux avait dissuadé de sortir... A cette scène chaleureuse se superposa une autre scène venue du passé ...
***
La taverne était pleine à craquer. Le bruit des conversations était émaillé de rires et de tintements de choppes entrechoquées. La fumée de nombreuses pipes montait vers le plafond. Pourtant, il était difficile de trouver cet endroit joyeux : les rires étaient gras ou rauques, la fumée jaunâtre rendait la lumière des chandelles trouble, telle un brouillard malsain. Quant aux clients, ceux qui avaient le visage découvert présentaient des mines obliques et menaçantes. Bref, on aurait eu du mal à trouver un endroit plus louche que cette taverne si bien remplie...
Un individu tout aussi dissimulé que certains habitués se tenait accoudé au comptoir crasseux, silencieux. A l'évidence, pas une bribe des paroles échangées aux quatre coins de la pièce ne lui échappait. Ses longs doigts gantés pianotaient avec impatience sur le plateau de bois rugueux.
Un homme taillé en hercule se traîna du pas incertain vers le comptoir et y abattit le poing en réclamant à boire d'une voix semblable à un rugissement. Mais plutôt que de s'intéresser à la choppe qui venait d'être posée avec hâte devant lui, il se mit à examiner son voisin. Il plissa les yeux en détaillant les formes que la cape ne parvenait pas à cacher totalement.
- Eh là, ma belle, tu attends quelqu'un pour réchauffer ton lit ? Je peux très bien faire l'affaire...
Sur ce, l'ivrogne fourra prestement une main baladeuse dans les plis de la cape et attira l'inconnue contre lui. Mais le picotement désagréable d'une lame à un endroit très sensible de sa personne le fit se figer.
- Si tu veux pouvoir continuer à courir les filles, je te conseille vivement d'ôter tes sales pattes de là...
Avalant péniblement sa salive, il obéit avec lenteur : cette voix si douce ne plaisantait pas.
- Maintenant recule.
L'homme fit un pas en arrière. La lueur d'une bougie tomba sur le visage de "capuchon noir". La teinte sombre de sa peau tranchait vivement sur sa chevelure d'un blanc parfait. Ses yeux bien fendus avaient quelque chose de félin : ils étaient semblables à des miroirs dans lesquels se refletteraient des flammes... tantôt écarlates, tantôt mordorés... et pourtant froids comme de la glace. Pas de doutes, ces traits d'une finesse exceptionnelle étaient ceux d'une drow.
Celle connue sous le nom de Veuve noire s'écarta sans quitter l'indélicat du regard, avant de tourner les talons et de gagner la sortie. L'heure était passée de puis longtemps. Jay ne viendrait pas ce soir.
La chaleur orageuse la suffoqua presque quand elle déboucha dans la ruelle mal éclairée. D'un pas rapide, elle tourna à droite. Le bruit d'une porte s'ouvrant sur le brouaha de la taverne l'immobilisa : rencognée dans un coin sombre, elle vit une silhouette pataude avancer au milieu de la voie, regarder d'un côté et de l'autre, comme hésitant sur la route à prendre, puis finalement prendre le chemin opposé. Rassurée, la drow repartit d'un long pas souple. Mais le son d'une course dans son dos la fit pivoter, l'arme à la main. Reconnaisant l'arrivant, elle abaissa son poignard.
- Jay ? Mais qu'est-ce qui t'a retenu aussi longtemps ?
Haletant, le jeune voleur l'interrompit d'un geste.
- Tu dois partir... quitter Aelred ! Un traître nous a vendus ! Toutes les patrouilles sont en train de converger vers ici !
L'elfe le prit par les épaules.
- Que dis-tu ? Et tu as pris le risque de te jeter dans le piège pour me prévenir ? Vas-t'en ! Je saurai me débrouiller seule ! Cours !
L'adolescent fila à toutes jambes. Mais la Veuve noire n'avait pas fait trois pas qu'un froissement de métal et un cri aussitôt avorté lui parvinrent. Elle se retourna d'un bond, juste à temps pour voir un soldat du guet retirer son épée du corps de Jay. L'homme l'aperçut aussi et lança un appel.
La Drow se jeta dans une venelle boueuse, courant de toute la vitesse de ceux de sa race. Le guet fut bientôt distancé. Mais il avait été trop bien informé : nul doute que si elle continuait, elle se jeterait sur les lames d'un second détachement...
Elle repéra une grille au pied d'un mur. Elle la délogea d'un coup de pied puis se glissa souplement dans l'ouverture pour se rétablir dans un tunnel obscur. La fuyarde reprit sa course.
Cependant, elle put mesurer l'étendue de la trahison : un tintement rythmique de métal se répercutait sur les parois, comme venant de partout à la fois... L'elfe noire bifurqua dans une autre galerie. Elle se plaqua contre un mur au niveau d'un croisement : ses sens aiguisés l'avaient avertie de l'arrivée d'un soldat. La troupe avait commis l'erreur de se séparer pour couvrir la plus grande surface de terrain possible...
L'homme n'eut même pas la possibilité d'émettre un cri quand la Veuve noire le saisit par derrière et lui trancha la gorge d'un coup sec. Elle repoussa le cadavre puis s'engagea dans le couloir d'où il avait débouché...
A la surface, un groupe de soldats occupé à débattre pour savoir si oui ou non la terrible voleuse se laisserait prendre vivante se roidit brutalement, l'arme au clair : une mince silhouette encapuchonnée venait de surgir d'un coin d'ombre telle un spectre. Le plus décidé de la troupe se saisit d'une lanterne fumeuse.
- Halte-là !
Il assura sa prise sur la poignée de son épée tout en s'avançant : impossible de se tromper : l'inconnue était de sexe féminin... et son allure était celle d'une elfe... Prenant son courage à deux mains, prêt à frapper, il leva sa lanterne sous le nez de l'elfe. La lumière tomba sur un beau visage d'une pâleur mate qui contrastait fortement avec la chevelure de jais qui l'encadrait.
- Qu'y a-t-il ? interrogea-t-elle d'une voix aussi pure que le cristal.
- Rien, rien, grommela l'homme, plus soulagé qu'autre chose. Circulez.
L'elfe ne se le fit pas dire deux fois et s'éloigna d'un pas vif. A mesure que la menace du guet se faisait plus lointaine, le sourire qui flottait sur ses lèvres s'élargit. Et, tout doucement, ses grandes prunelles dorées virèrent à l'améthyste, comme le ciel au crépuscule, lorsque les derniers rayons du soleil embrasent les cieux...
***
Un grand éclat de rire fit sursauter Shandra, la ramenant au présent. Accoudée à une table tranquille dans la salle de l'auberge, le visage dans les mains, elle s'était presque endormie... Le coeur battant si fort qu'elle crut qu'elle allait défaillir, l'elfette quitta sa chaise. Il fallait qu'elle parle, maintenant. Glorfindel avait confusément senti qu'elle lui cachait quelque chose... il était temps de mettre cartes sur table. Plus question de tricher.
***
- Glorfindel ? J'aimerais te parler...
L'elfe penché sur Seyd se redressa, rendu inquiet par la voix altérée de Shandra. Il la rejoignit dans le couloir et referma doucement la porte derrière lui.
- Qu'y a-t-il ?
- Comment va mon frère ?
- Oh, il a la peau dure. Il devrait bientôt se réveiller... Mais ce n'est pas de sa santé que tu voulais m'entretenir, n'est-ce pas ?
L'elfette détourna les yeux. Elle fit quelques pas jusqu'à la fenêtre tout au bout du corridor puis prit une grande inspiration.
- Non, je voulais que tu sâches... que je ne suis pas exactement celle que tu crois. Tu crois me connaître, alors qu'en fait...
- Shan, voyons, je...
- Tu voulais savoir comment j'avais pu convaincre le chef de la guilde de nous laisser partir, Seyd et moi ? coupa brutalement l'elfette. Je pense que ce que je vais te montrer t'apportera une réponse suffisament claire...
Elle leva une main dans les rayons blafards du pâle soleil qui filtraient à travers les carreaux crasseux. Une marque sombre apparut sur son poignet. Les contours en étaient un peu flous, mais, avec un peu d'imagination, on pouvait y voir une étrange créature hybride en partie arachnéenne... le blason d'Eltherith. Puis la tache commença à s'étendre. Le teint de Shandra s'assombrit, tandis qu'à l'inverse ses cheveux s'éclaicissaient. Elle releva les paupières, dévoilant un regard de feu liquide aux reflets violets.
- Tu comprends, maintenant ?
Glorfindel avait eu un mouvement de recul. Le souffle coupé, il la dévisageait comme si, à force de la fixer, il pourrait percer le secret de cette illusion. Shandra lui adressa un sourire sans joie.
- La Veuve noire... c'était moi. Quand j'ai quitté Alaren, je ne suis pas retournée tout de suite en Lorndor. Pourquoi gagner des terres que foulent encore ceux des anciens elfes qui ont banni les Andarian des terres immortelles, juste parce qu'ils étaient différents, qu'ils faisaient peur ? Nous ne pouvions nous revendiquer ni des elfes, ni même des drows, puisque nous étions les deux à la fois ! Rejetés par les nôtres, craints par les autres... quoi d'étonnant à ce qu'une partie des miens ait sombré dans les ténèbres et la folie ? Qu'auraient-ils ressenti, ceux qui nous avaient condamné, si les tours de nacres du château des elfes s'étaient effondrées, si la grande forêt avait brûlé ? J'ai souhaité que celà se produise, parfois ! Ainsi, ils auraient compris, ils auraient sû !
Shandra se tut, essoufflée d'avoir laissé sortir toute la rancoeur accumulée et cultivée par des générations d'Andarian. Elle se raidit, le regard posé sur Glorfindel.
- Alors ? Est-ce que toi aussi tu vas me repousser, maintenant que tu sais ce que je suis ?
Un long, un pesant silence succéda à cette question. Finalement, l'elfe prit une inspiration.
- Shandra... je t'aime comme tu es. Quelle que soit l'apparence que tu puisse prendre, tu restes la même à l'intérieur...
Un soupir échappa à l'elfette. Le picotement d'un regard sur sa nuque la fit tourner la tête vers l'autre extrémité du couloir. En un instant, elle reprit son apparence habituelle, mais nul doute qu'au regard que lui lança Tom Galin, il en avait assez vu pour percer son secret à jour...
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